Mousquetaires et Misérables, Écrire aussi grand que le peuple à venir : Dumas, Hugo, Baudelaire et quelques autres
EAN13
9782748904932
Éditeur
Agone
Date de publication
Collection
Littératures
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Mousquetaires et Misérables

Écrire aussi grand que le peuple à venir : Dumas, Hugo, Baudelaire et quelques autres

Agone

Littératures

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« Dans mon enfance, on n’allait pas au cinéma. Ma mère ouvrait le café à 5
heures du matin, pour les éboueurs. Elle m’a pourtant emmenée deux fois à
l’Eldorado. Moments luxueux, où on marchait dans la nuit tombée, à la lumière
des réverbères. La première fois, c’était pour Les Misérables.
Un an plus tard, à l’occasion inespérée d’une convalescence périlleuse, j’ai
lu Le Vicomte de Bragelonne. J’ai lu avec un intérêt un peu distant. Il faut
dire qu’il me manquait tout ce qui précède. Mais c’était quand même un Noël.
Ma mère n’est pas à elle seule la représentante du peuple. Mais enfin, elle
avait été bonne à tout faire, ouvrière, caissière, elle était fière d’avoir
son certificat d’études et se rappelait mystérieusement quelques grandes dates
de l’histoire ouvrière. Elle n’avait aucune sympathie pour ceux qui jugent de
haut les filles perdues, les malheureux, les pas-chanceux. Elle n’a jamais lu
Les Misérables, ni Les Trois Mousquetaires. Mais elle en connaissait
l’histoire. Et elle ne s’étonnait pas d’en être à sa façon familière. Elle ne
s’en intimidait pas. Ça faisait partie de son patrimoine. Comme pour des
millions de gens. Dans le monde entier.
Cette littérature-là ne cherche pas à se mettre « à la portée » mais veut
écrire aussi grand que le peuple à venir. Il y a des chansons, l’argot des
malfrats, du feuilleton sentimental, du burlesque et du tragique, de la
philosophie, un lyrisme flamboyant, des références, du panache et de la
politique partout... Et le peuple à venir se l'est, à sa façon, appropriée.

Étrange duo que lesMousquetaires et lesMisérables. L’un dit que le pouvoir est
vil et l’existence étriquée, mais qu’il reste de quoi être beau contre l’ordre
en place, l’ennui, l’injustice, la vie à l’économie, si on est ensemble.
L’autre dit que l’ordre en place massacre, mais qu’on peut ouvrir l’avenir,
debout sur les barricades, réelles ou mentales. Le peuple lit là ses peines,
ses puissances et se fortifie dans ses peines et ses puissances.
Le petit peuple trop remuant qui se fera massacrer tout au long de ce XIXe
siècle trop remuant et qui persévérera dans son absence de goût fera
desMisérables sa légende, et, masse qui massivement se fout de l’Art, surtout
avec une majuscule, fera de surcroît desMousquetaires son idéal d’étincelante
camaraderie. Le populo s’y est aimé, le populo s’y est embelli et armé : il a
choisi ses Internationales romanesques. Rencontre fabuleuse entre les
imaginaires des exilés de la Révolution, des orphelins de sa promesse de
compléter l’humanité. On ne comprend rien au XIXe siècle si on ne comprend pas
qu’il naît de la Révolution, qu’il la rêve sans trêve, y compris dans sa
version cauchemar. Ce surgissement a reconfiguré le paysage mental, le sol et
le ciel tremblent, l’individu est fêlé. Car la Révolution a inventé le peuple.

Comment se fait-il que la littérature française du XIXe siècleait fourni au
monde quelques-uns de ses héros universels ? que ça commence ici et là, cette
production d'imaginaire populaire ? et que ça s'arrête pour ne plus jamais
reprendre ?...Où l’on voit comment ce qu’écrit un romancier est plus grand que
lui lorsqu’il est à l’écoute de son temps de révolte populaire.

Chroniqueuse à La Quinzaine littéraire, à Révolution puis membre de la
rédaction du Monde diplomatique, Évelyne Pieiller a écrit pour le cinéma et le
théâtre mais aussi essais et romans – derniers parus, Une histoire du rock
pour les ados (2019), L’Almanach des réfractaires (2017).
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